Démocratisation scolaire, mardi 19 juin 2012, par Yves-Claude Lequin
Centrale pour l’humain, la technique est marginale à l’école. Pourquoi ? Comment réorienter l’école ? L’école républicaine et la place qu’elle accorde à la technique résultent d’un processus long, contradictoire, souvent remis en chantier, associé plus particulièrement à trois temps forts :
La Révolution française, ses suites et contrecoups (jusqu’en 1819) ;
La refondation de la République (la 3ème) après 1870, dans le prolongement et en rupture avec la Commune de Paris de 1871.
Avec des tentatives (souvent inabouties) de réforme depuis la Second Guerre mondiale.
Fondamentale pour l’être humain et pour l’évolution de l’espèce humaine, la technique fut évincée des universités médiévales, qui ignoraient délibérément le « savoir des chantiers » (Roger Bacon), et des collèges de l’Ancien Régime ; la connaissance et la compréhension des techniques n’était assurée que par les organisations de métiers et les communautés rurales. Au temps des Lumières, ce savoir des arts et métiers fut mis en valeur par Rousseau (« Je veux absolument qu’Emile apprenne un métier (…) un métier qui pût servir à Robinson dans son île » ou par Diderot, qui en souligne à la fois le caractère vital et la valeur pédagogique : « En général dans l’établissement des écoles, on a donné trop d’importance à l’étude des mots ; il faut lui substituer aujourd’hui l’étude des choses (…) on devrait donner dans les écoles une idée de toutes les connaissances nécessaires à un citoyen, depuis la législation jusqu’aux arts mécaniques, qui ont tant contribué aux avantages et aux agréments de la société (…) D’ailleurs, il y a dans les arts mécaniques les plus communs un raisonnement si juste, si compliqué, et cependant si lumineux, qu’on ne peut assez admirer le profondeur de la raison et du génie humain, lorsque tant de sciences plus élevées ne servent qu’à démontrer l’absurdité de l’esprit humain. » (1776, Plan d’une Université). Cependant notre système scolaire du 21ème siècle enseigne davantage Voltaire (opposé à une école pour tous) que Diderot, qui pilota une étude systématique des métiers de son temps (plus de 2500 planches techniques dans l’Encyclopédie). Ce qui aurait pu être le grand tournant de la culture française reste refoulé aux lisières de l’inconscient collectif.
La technique a-t-elle droit de cité en France ?
La France présente plusieurs caractéristiques, qui sont généralement singulières en Europe.
Une culture générale à faible teneur technique
Il suffit de faire le tour des programmes scolaires et universitaires pour mesurer la place insignifiante accordée à la culture technique, et – lorsque c’est la cas – le discrédit auquel elle est généralement vouée, hors du champ des lettres et des sciences. Côté philo, Alain, livre de chevet de l’école républicaine, n’hésite pas à qualifier la technique de « pensée qui craint la pensée » et de « terrible promesse d‘esclavage » (Propos sur l’éducation, 1932). Au verso, l’académicien des sciences H. Le Chatelier veut remplacer « l’enseignement technologique » par celui de « la science industrielle » (1936). L’école française reste platonicienne, la technologie y est marginalisée, contrairement aux Realschulen d’Europe germanique ou scandinave.
Deux siècles d’industrie sans enseignement technique public
La France présente parallèlement la singularité suivante : depuis le 18ème siècle l’industrie s’y est développée sans enseignement technique public….jusqu’en 1945. Elle connut certes quelques petites écoles techniques mais, pour l’essentiel, se borna longtemps à puiser dans les qualifications rurales pour faire tourner les usines, et plus tard à instituer des écoles « pratiques » ou des cours professionnels étroitement spécialisés, sans vision générale ni théorie (fin 19ème) : selon la formule de Marx, elle réserva « l’ombre de l’enseignement professionnel » aux enfants des milieux populaires ; dès 1747 de grandes écoles ouvrirent pour former les ingénieurs de l’Etat (Ponts, Mines) puis des écoles d’ingénieurs industriels, nombreuses mais le plus souvent privées…Parallèlement, l’enseignement scientifique de haut niveau était réservé aux enfants des classes supérieures, car « Le Général seul dirige » (P. Laffitte, cours inaugural d’histoire des sciences au Collège de France en 1892).
Une pédagogie sans pratique
Pour l’essentiel, la pédagogie en vigueur est positiviste, dogmatique et déductive, donc magistrale : on part de « lois scientifiques » pour terminer par des « travaux pratiques », qui ne sont là que pour en vérifier l’assimilation, non pour expérimenter au risque de l’imprévu. La pratique comme action et comme point de départ d’une découverte et d’une construction des connaissances, est une rareté.
Une « élite » quasi dépourvue de connaissance technique
Depuis deux siècles la reproduction des « élites » dirigeantes est assurée par de « grandes écoles », coupées du cursus ordinaire et quasi totalement fermées aux sciences de la technique (ENA, ENS, Polytechnique, HEC…). L’État et les grandes entreprises sont dirigés par des cadres supérieurs le plus souvent dépourvus de toute formation technologique. Dans l’Éducation nationale elle-même, sur près de 250 recteurs nommés depuis les débuts de la 5ème République, on en dénombre sept seulement (dont deux femmes), issus d’une filière technique de haut niveau (dont six nommés depuis 1981) ! Il serait intéressant de faire également ce compte pour les présidents d’université, sachant qu’en France celles-ci n’assurent qu’une part restreinte des formations techniques supérieures (IUT).
Un poids considérable et autoreproducteur de l’appareil « Éducation nationale »
Depuis 1945 le système scolaire s’est considérablement développé et comme tous les gros « appareils », tend à s’autonomiser. Tout se passe désormais comme si seuls des spécialistes universitaires ou des hauts fonctionnaires de l’éducation étaient habilités à dire le devenir de l’école, rédiger les programmes et en diriger la mise en œuvre, y compris dans des domaines comme la technique, où ils sont rarement experts : comment parler de technique sans ceux qui la pratiquent ?
Pour comprendre d’où viennent ces singularités et pour mesurer les difficultés à pour faire évoluer cette situation, un peu d’histoire.
Technique à l’école ? Une France à reculons
La Révolution française a d’abord répondu aux espérances de Diderot, puis s’en est éloignée après le retournement conservateur de 1795.
Des jacobins pour une technologie démocratique (1791-1794)
Les jacobins étaient favorables à un enseignement des arts et métiers ; un « Lycée des arts », consacré à un enseignement technique secondaire, fut fondé à Paris en 1792, où le premier cours de technologie fut mis en place par J.-H. Hassenfratz, inspiré de la technologie universitaire allemande (1770), afin, selon ses termes « d’entendre les deux langues, celle des sciences et celle des arts, de comparer continuellement les lumières de chacune » ; en août 1793, Lavoisier et Hassenfratz conçoivent un projet de loi (un peu oublié !), qui prévoit pour tous une instruction commune (« lire, écrire, premiers éléments arithmétique et d’histoire naturelle, récits historiques ; promenades ») et aussi d’apprendre à « se servir de la règle et du compas, à mesure les surfaces, à arpenter un champ, à toiser les solides. On leur donnera une notion de tous les arts qui sont à leur portée, en les conduisant chez ceux qui les professent (…) ». Au second degré, à l’échelle de nos arrondissements, seraient appris le dessin et la perspective, ainsi que « Les principes élémentaires de l’art social, de l’économie politique, du commerce, de la Constitution et de la législation française… ».
Au même moment, Monge conçoit ce qui deviendra l’École polytechnique, afin d’y dispenser « toutes les connaissances positives qui sont nécessaires pour ordonner, diriger et administrer les travaux de tous genres commandés pour l’utilité générale » ; en pédagogie, « on s’y attache bien plus au travail que l’élève exécute de ses propres mains qu’à ce qu’il peut apprendre en écoutant les professeurs, ou en étudiant dans les livres » (Monge, 1794). Des visites d’entreprises sont organisées (une dizaine par an), puis un « cours d’éléments de machines ».
Le retournement des années 1795-1819
Dès les débuts de la Révolution les libéraux ont écarté toute forme d’organisation professionnelle, en supprimant les corporations (17 mars 1791) puis les différentes associations, notamment ouvrières (14 juin 1791, loi Le Chapelier), ce qui a fait reculer, voire disparaître l’apprentissage et les anciennes formes d’éducation technique, sans les remplacer par de nouvelles. Car le projet de loi Lavoisier de 1793 ne fut pas adopté, et l’École « polytechnique » deviendra bientôt une école sans technique ; on en arrivera même à « l’exclusion définitive de la technologie » (réforme Laplace, 1816) et au « dépérissement progressif de la vocation aux arts et métiers à Polytechnique » (E. Grison), où les mathématiques formelles deviendront durablement l’essentiel de l’enseignement. De Monge à Laplace et de Robespierre à Napoléon, l’abstraction mathématique remplace l’idéal jacobin d’« exercer la main des élèves ». Polytechnique et l’ENS devenant les sommets de la pyramide scolaire, attirant les meilleurs élèves des lycées, c’est toute une architecture disciplinaire qui se fonde dès le début du 19ème siècle, privilégiant les « sciences pures » et réduisant la technique à des « routines » ou – au mieux – à des « applications des sciences » (sciences appliquées), mais niant le savoir propre dont elle est investie. En 1819, le Conservatoire Royal des arts et métiers commence à enseigner, suivant une logique d’« application des sciences », qui déduit la technique de lois mécaniques et non des besoins humains ni de l’ingéniosité créatrice des ouvriers et « techniciens ». Même les tentatives de Cuvier, pour introduire un enseignement de technologie à l’intention des futurs hauts fonctionnaires, resteront vaines. C’est ainsi que l’école française devient, pour longtemps, muette en technologie !
Révolutionnaires et réformateurs reniés ?
Avec l’industrialisation, un autre courant se manifeste, particulièrement en France, qui souhaite faire renaître une culture technique de masse, lorsque les premiers théoriciens socialistes énoncent des projets concernant l’école. C’est le cas très tôt avec Fourier, puis Considérant, Proudhon, Marx… et la Commune de Paris. L’école républicaine de Ferry s’inscrira en rupture avec ce courant.
Des socialistes pour une « éducation complète et intégrale »
Charles Fourier se prononce pour un enseignement polytechnique (1822) :
« On recherchera de préférence la précocité mécanique, l’habileté en industrie corporelle, qui, loin de retarder la culture de l’esprit, l’accélère » (Traité de l’association)
Victor Considérant, polytechnicien, est pour « une éducation complète et intégrale » (Destinée sociale, 1834) :
« C’est par le matériel que l’éducation doit commencer » (…) « la pratique d’abord, la science après » (…) « appliquer chaque individu aux diverses fonctions auxquelles sa nature le destine (… ) ».
Friedrich Engels, industriel : les ouvriers feront évoluer l’école (16 mai 1843, Lettres de Londres) :
« Plus une classe est au bas de la société et est ‘inculte’ au sens courant du terme, plus elle est proche du progrès et a d’avenir ».
Pierre-Joseph Proudhon (De la capacité politique des classes ouvrières, Discours à l’Assemblée, 1864) :
« Dans les écoles de l’État, le principe est que l’instruction professionnelle devant se combiner avec l’instruction scientifique et littéraire, en conséquence les jeunes gens, à partir de la neuvième année et même plus tôt, étant astreints à un travail manuel, utile et productif, les frais d’éducation doivent être couverts, et au-delà, par le produit des élèves ».
« On comprend, sans que j’ai besoin de le dire, que les Associations ouvrières sont appelées à jouer ici un rôle important. Mises en rapport avec le système d’instruction publique, elles deviennent à la fois foyers de production et foyers d’enseignement »
Karl Marx (1866-1869)
Dans Le Capital (1867, Livre Premier, chap. 15), Marx, familier de la technologie universitaire allemande, note que « la bourgeoisie, qui en créant pour ses fils les écoles polytechniques, agronomiques, etc., ne faisait pourtant qu’obéir aux tendances intimes de la production moderne, n’a donné aux prolétaires que l’ombre de l’enseignement professionnel » et il préconise d’ « introduire l’enseignement de la technologie, pratique et théorique, dans les écoles du peuple ». Au plan pratique, au premier congrès de l’Association internationale du Travail, il propose un enseignement « embrassant les principes généraux et scientifiques de tout mode de production, et en même temps initiant les enfants et les adolescents au maniement des instruments élémentaires de toute industrie » (Résolution, Genève, 1866).
La Commune de Paris (1871)
Avec l’insurrection parisienne du printemps 1871, on passe aux travaux pratiques. Pendant deux mois (26 mars-20 mai 1871), Paris connaît une révolution ouvrière, fort différente des précédentes, car elle se dote d’un État, qui prend des décisions de haute portée malgré leur courte durée : le 6 mai, Edouard Vaillant (polytechnicien), « délégué » (ministre) à l’Instruction publique, annonce la création d’un enseignement professionnel polytechnique (pour tous) et ouvre, dans le 5ème arrondissement, la première école dont l’objectif est de favoriser « l’éducation intégrale à laquelle chacun a droit, et lui facilitant l’apprentissage et l’exercice de la profession vers laquelle le dirigent ses goûts et ses aptitudes. ». Dans le sillage tracé par Lavoisier et Hassenfratz en 1793… il inaugure ce qui était vainement débattu depuis trois quarts de siècle !
Jean Jaurès, contre « une simagrée scolaire qui cesse à treize ans » (1895)
(Le socialisme) « veut tout d’abord que la science du peuple soit à lui et bien à lui. Il veut qu’elle ne soit pas en lui artificielle et factice. Elle doit être l’interprétation de sa propre vie au moment même où il la vit ; et au moment même où il souffre, la lumière de sa souffrance. (…). Il se propose au contraire comme fin suprême d’appeler tous les hommes à la plénitude de la vie intellectuelle. Il veut que l’univers tout entier soit l’horizon familier de l’humanité tout entière. (…) Le socialisme seul peut faire de la pensée dans le peuple, non une simagrée scolaire qui cesse à treize ans, quand l’enfant entre à l’atelier, mais une habitude et une vérité. Seul il arrachera à la stupidité et à la mort d’innombrables cerveaux humains, et il léguera à l’humanité future, pour ses prodigieuses audaces et entreprises intellectuelles, un peuple pensant » (Préface à la seconde Edition de "La morale sociale" de Benoit Malon).
Ce courant favorable à une école polytechnique associant théorie et pratique, est une constante des mouvements révolutionnaires et socialistes du 19ème siècle. Il ne s’est pas complètement tari ensuite, on le trouve encore dans la Résistance (voir notamment en 1943 les manifestes des communistes Georges Cogniot à Paris et Roger Garaudy à Alger). Mais au cours du 20ème siècle, cette veine semble quand même se perdre, aussi bien dans le mouvement ouvrier que dans les différents mouvements socialistes et communistes. C’est le cas notamment depuis 1945, où l’école semble devenue une affaire de spécialistes de l’éducation ou de syndicats d’enseignants des divers degrés, et n’avoir plus guère place dans les programmes revendicatifs et politiques des organisations populaires. C’est une source d’affaiblissement pour les projets d’école commune, incluant une culture technique commune. Vérité aux 19ème et 20ème siècles, erreur au 21ème ?