Enseignement par projets et apprentissages disciplinaires : le cas des sciences et de la technologie

Le recours à l’enseignement par projets1 n’est pas nouveau. Il prend ses origines dans les travaux d’auteurs comme Dewey et Kilpatrick, d’une manière particulière, ou dans des pédagogies dites ouvertes (ou nouvelles), d’une manière générale. Au cours des dernières décennies, cette approche a connu un regain d’intérêt et elle fait maintenant partie des orientations qui caractérisent les nouveaux programmes scolaires dans un grand nombre de pays de l’OCDE. C’est le cas au Québec, où elle est invoquée dès la publication des États généraux de l’éducation (MEQ 1996), en conformité avec les nouvelles orientations éducatives qui stipulent le passage du paradigme de l’enseignement au paradigme de l’apprentissage. De son côté, dans un avis publié deux ans après le lancement du nouveau programme scolaire, le Conseil supérieur de l’éducation (CSE) a rappelé que « pour favoriser l’acte d’apprendre, il faut créer un déséquilibre cognitif, partir des questions, des besoins et des intérêts de l’élève, le mettre en projet ou devant une situation d’apprentissage ou un problème à résoudre » (CSE 2003, p. 14). Dans le même sens, il ajoute que « la nouvelle conception de l’apprentissage induit de nouvelles pratiques d’enseignement et de nouveaux rapports aux savoirs disciplinaires […]. Les approches pédagogiques préconisées par la réforme (dont l’approche par projets) rompent avec l’enseignement magistral » (CSE 2003, p. 45). Par ailleurs, dans le contexte de travaux récents (Hasni et Bousadra, sous presse), les enseignants affirment que l’un des principaux changements de leurs pratiques à la suite de l’instauration des programmes par compétences est le recours à un enseignement par projets.

 

 

Si les acteurs du monde de l’éducation s’entendent, généralement, sur l’importance du recours à l’enseignement par projets, ils sont aussi d’accord pour parler de l’existence d’une ambiguïté à propos de la signification accordée à cette approche et des justifications de son utilisation à l’école. Les enseignants avec lesquels nous travaillons depuis environ une dizaine d’années à l’intérieur de projets de recherche de collaboration (par exemple, Hasni et autres, CRSNG, 2005-2011; Hasni et autres, FQRSC, 2009-2013) nous disent déplorer souvent le manque de clarté du discours au sujet de cette approche. En outre, certains auteurs ne cachent pas leur inquiétude à son propos, particulièrement dans le contexte du programme par compétences. C’est le cas de Gauthier et Mellouki (2005), qui se demandent si les rédacteurs des programmes n’avaient pas « été séduits par la dimension agréable ou ludique d’une pédagogie de projet en oubliant, toutefois, la mission essentielle d’instruction que doit poursuivre l’école ».

Le présent texte a pour but de clarifier la relation entre l’enseignement par projets et les apprentissages disciplinaires, en considérant particulièrement les sciences et la technologie (S&T). Il s’appuie sur l’analyse d’une centaine d’articles publiés dans une vingtaine de revues, analyse dont des résultats partiels sont en cours de publication (Hasni, Bousadra et Marcos, sous presse). Afin de clarifier cette relation, notre analyse nous conduit à (se reporter à la figure 1) :

  1. rappeler que l’enseignement par projets n’est pas une finalité en soi, mais un moyen au service des apprentissages. Ce rappel permet de distinguer et de mettre en relation les justifications du recours à l’enseignement par projets (1) et les apprentissages en S&T auxquels renvoient les caractéristiques de cette approche (2 et 3);
  2. distinguer, dans la liste des attributs (caractéristiques) souvent utilisés pour décrire l’enseignement par projets, ceux qui sont centraux (2) et ceux qui sont secondaires (3).

Figure 1 : Justifications et caractéristiques de l’enseignement par projets en sciences et en technologie (Hasni et autres, sous presse)

Figure 1

1. Les justifications du recours à l’enseignement par projets

Aussi bien dans le discours du personnel enseignant que dans les écrits spécialisés, les justifications avancées en faveur de l’enseignement par projets sont nombreuses. Cinq méritent d’être rappelées ici.

  • La contextualisation des apprentissages, puisque cet enseignement permet de les aborder en considérant la vie à l’extérieur de l’école : vraie vie; vie réelle; real-word; real-life; connections between what they learn in school and their experiences outside of school; authentic experiences; etc.
  • Le rehaussement de la motivation des élèves et de leur intérêt pour les S&T, associé à la contextualisation des apprentissages.
  • L’adéquation de l’enseignement par projets avec les fondements constructivistes et socioconstructivistes, puisqu’il permet de favoriser l’engagement des élèves dans leurs apprentissages.
  • Le développement de l’autonomie des élèves, car ceux-ci sont placés dans des situations qui les obligent à prendre des décisions, à faire des recherches, à négocier des solutions avec les pairs, etc.
  • L’amélioration des apprentissages disciplinaires (concepts, habiletés et compétences propres aux S&T) et non disciplinaires, comme le développement des compétences relatives au travail en équipe (en collaboration) ou à l’utilisation des TIC ou, encore, l’acquisition d’habiletés générales, parmi lesquelles la créativité et la curiosité.

2. Les caractéristiques centrales de l’enseignement par projets

Dans la mesure où le projet n’est pas une finalité en soi mais un moyen, les justifications précédentes doivent conduire à de meilleurs apprentissages disciplinaires. En rapport avec cette perspective, trois caractéristiques centrales sont souvent citées par les auteurs pour définir le projet en S&T.

2.1 La présence d’un problème ou d’une question de départ

Lorsque les élèves se chargent des projets, ces derniers ne consistent pas seulement à leur permettre de résoudre des problèmes proposés ou formulés par d’autres (les enseignants, les concepteurs des manuels, les vulgarisateurs, etc.). Comme le dit Bachelard (2004), l’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. C’est en ce sens que s’expriment Astolfi, Darot, Ginsburger-Vogel et Toussaint (1997) lorsqu’ils font ressortir que, dans le contexte scolaire, « le problème […] doit être construit avec la classe en cours d’activité. Car l’activité scientifique ne revient pas seulement à résoudre des problèmes […], elle consiste d’abord à apprendre à les poser » (p. 81).

Les élèves en contact avec une mise en situation appropriée (concevoir un jeu électrique ou produire un dépliant destiné aux visiteurs d’un écosystème de milieu humide, par exemple) doivent être amenés à cerner les problèmes d’ordre scientifique et technologique sous-jacents à cette situation (comprendre le fonctionnement des circuits électriques, les caractéristiques des matériaux, la dynamique de l’écosystème considéré, etc.).

Par ailleurs, dans le contexte d’un projet, le problème doit répondre à certaines exigences :

  • Il doit avoir un ancrage dans un contexte authentique ou dans la vie à l’extérieur de l’école;
  • Il doit susciter l’intérêt des élèves;
  • Il doit présenter un défi, tout en étant accessible. Un problème facile ou dont les élèves connaissent déjà la solution enlève tout obstacle et, par conséquent, éteint tout désir de recherche; un problème trop difficile fait en sorte que les élèves ne peuvent pas franchir l’obstacle. Vygotski (1997) nous suggère de présenter aux élèves des problèmes qui se situent dans leur zone proximale de développement (ZPD);
  • Il doit être ouvert, c’est-à-dire conduire à une solution qui nécessite l’engagement des élèves dans une démarche de recherche structurée et non déterminée à l’avance.

2.2 L’engagement des élèves dans un processus d’investigation scientifique ou de conception technologique

Si la formulation d’un problème est une étape nécessaire à la démarche d’investigation scientifique ou de conception technologique dans le contexte de l’enseignement par projets, le processus de sa résolution est aussi important. Même si les démarches pouvant conduire à l’obtention de la solution au problème retenu sont variées (recherche documentaire, enquête, etc.), nous souhaitons ici mettre l’accent sur les démarches propres aux S&T : les démarches d’investigation scientifique et de conception technologique.

Un des éléments clés d’une démarche de recherche à caractère scientifique est l’établissement des faits : pour répondre, sur le plan scientifique, à la question ou au problème retenu, quelles sont les données scientifiques convoquées et comment sont-elles obtenues, validées et interprétées? C’est la nature du problème qui oriente, sans les dicter de manière linéaire, les stratégies à mettre en place pour recueillir ces données : expérimentation avec contrôle de variables, observation (sans expérimentation), questionnaire, etc. Si la collecte des données, c’est-à-dire la recherche des faits, constitue une des étapes importantes de la démarche de recherche, leur analyse et leur interprétation le sont autant.

Alors que la visée première d’une démarche à caractère scientifique est la compréhension des objets et des phénomènes considérés, ainsi que la formulation d’énoncés scientifiques à leur sujet (concepts, lois, etc.), la démarche de conception technologique – qui s’appuie sur le recours à des processus comparables – a pour visée prioritaire la concrétisation de produits et de solutions destinés à un usage. En ce sens, l’enseignement technologique devrait se prêter davantage à l’enseignement par projets.

2.3 La fabrication par les élèves d’un produit final ou d’un « artéfact »

La fabrication d’un produit (artéfact) dans le contexte du projet doit être distinguée des autres productions qui accompagnent les cours de S&T, comme les rapports de laboratoire. Parmi les caractéristiques qui permettent de distinguer ce produit, il importe d’en rappeler deux :

  • Le caractère concret et signifiant de ce produit pour les élèves;
  • Le fait qu’il soit destiné à un usage (réel ou potentiel; à l’école ou à l’extérieur de celle-ci).

2.4 L’acquisition et la mobilisation des savoirs conceptuels

Si le statut des démarches d’investigation scientifique et de conception technologique n’est pas toujours clair dans le contexte de l’enseignement par projets, celui qui concerne les savoirs conceptuels l’est encore moins. Dans plusieurs des projets proposés aux élèves, ces savoirs sont purement et simplement ignorés. Par exemple, dans certains cas, les élèves sont invités à fabriquer des parachutes et à les tester dans le gymnase de l’école, sans que des concepts tels que la force, la résistance ou les matériaux soient convoqués; ils sont appelés à construire des ponts à l’aide de morceaux de bois et à vérifier la charge qu’ils peuvent supporter, sans que des concepts de physique et de technologie soient appris; on leur demande de préparer des affiches sur divers sujets en s’appuyant sur de simples recherches dans Internet. Dans ce genre de projets, ce sont l’aspect ludique du travail accompli, la motivation des élèves et leur participation aux concours qui occupent la place centrale.

Dans d’autres cas, les savoirs conceptuels sont enseignés comme préalables à la réalisation du projet. Ainsi, à titre d’exemple, on explique aux élèves le concept de circuit électrique, puis on leur demande d’utiliser ces savoirs pour concevoir une lampe de poche ou un jeu électrique. Dans ce type de situations, le projet sert, avant tout, à mobiliser les savoirs déjà acquis.

Pour qu’il contribue pleinement aux apprentissages en S&T, un enseignement par projets doit permettre non seulement la mobilisation de savoirs déjà appris, mais aussi l’acquisition de savoirs nouveaux. En ce sens, le projet ne se limite ni au « faire » ni à l’« apprendre, puis faire ». Il doit plutôt permettre d’« apprendre en faisant ».

3. Les caractéristiques secondaires de l’enseignement par projet

Le recours à l’enseignement par projets nécessite aussi la mise en place de conditions particulières, qui sont souvent considérées comme des caractéristiques de cette approche.

  • La collaboration. Selon la nature du projet, celle-ci peut survenir entre les élèves (travail d’équipe) ou encore, entre les acteurs scolaires (enseignants et élèves) et non scolaires (par exemple, les musées, les entreprises, etc.).
  • L’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC). Certains auteurs considèrent le recours aux TIC comme l’un des attributs de l’enseignement par projets, en raison des possibilités que ces outils offrent aux élèves pour accéder à l’information et pour acquérir certaines habiletés de recherche.
  • Le recours à des approches interdisciplinaires. Dans plusieurs cas, le projet, en raison de la complexité de la problématique qui lui a donné naissance, fait appel à des savoirs de deux disciplines ou plus et, par conséquent, nécessite des liens interdisciplinaires.

Le fait de qualifier de secondaires ces caractéristiques de l’enseignement par projets et de les distinguer des premières (qualifiées de centrales) nous paraît nécessaire. Cette distinction permet de mettre en valeur les attributs associés aux visées d’apprentissages disciplinaires (en S&T) par rapport à ceux qui relèvent des moyens. Elle permet aussi d’éviter les dérives qui feraient du projet un simple prétexte pour la collaboration, la motivation des élèves, le recours aux TIC, etc.

Rappelons, cependant, que le fait de qualifier de secondaires certaines de ces caractéristiques ne signifie pas qu’elles ne méritent pas de faire l’objet d’un apprentissage à l’école. Lorsqu’elles sont prioritairement ciblées par les intentions pédagogiques d’un cours, leur statut est alors différent, puisqu’elles deviennent des objets d’apprentissage. Pour illustrer cette distinction de statut (moyen ou objet d’apprentissage), prenons l’attribut Collaboration : collaborer pour apprendre (les S&T) ne signifie pas la même chose qu’apprendre à collaborer. Nous considérons que, pour l’apprentissage des S&T, même si la deuxième perspective ne doit pas être négligée, c’est la première qui doit prédominer. Dans ce cas, la collaboration relève de l’ordre des moyens, une stratégie pédagogique qui repose sur les fondements piagetiens et vygotskiens et qui favorise les interactions entre les apprenants et, par conséquent, la construction des savoirs.

Conclusion

Le but de notre texte était de clarifier la relation entre l’enseignement par projets et l’apprentissage des contenus disciplinaires, en considérant le cas des S&T. Pour cela, nous avons fait une distinction entre les justifications du recours au projet (qui sont toutes valables) et les attributs qui caractérisent cet enseignement. Nous avons aussi proposé une distinction entre les caractéristiques centrales et secondaires. Ces clarifications nous ont permis de mettre en garde contre certaines dérives qui accompagnent le recours à cette approche. D’autres méritent d’être rappelées, lorsqu’on considère l’option théorique que nous avons adoptée :

  • Le projet est parfois défini comme un ensemble d’étapes à suivre de manière linéaire, comme une procédure préétablie;
  • La réalisation d’une situation d’apprentissage sur une longue période est considérée, par certains, comme une caractéristique essentielle du projet;
  • Pour d’autres, c’est l’autonomie des élèves qui est centrale. Ainsi, toute la responsabilité de l’apprentissage est remise entre leurs mains. Dans certains cas, les élèves sont même invités à préparer, en équipes, des chapitres du programme et à les présenter à leurs pairs, sur support PowerPoint ou par affiche;
  • Le produit (objet fabriqué, PowerPoint, affiche, etc.) constitue, pour plusieurs, l’élément central du projet. Un enseignant nous a dit un jour, en ironisant à propos de l’enseignement par projets, que ses élèves sont devenues des « faiseuses d’affiches »;
  • Dans plusieurs cas, la notion de « recherche » qui accompagne le projet est très limitée : inviter les élèves à faire des recherches d’information dans Internet, dans des encyclopédies, etc. En S&T, ce qui est central, c’est la recherche associée aux démarches d’investigation scientifique et de conception technologique.

M. Abdelkrim Hasni est professeur de didactique des sciences et technologies, et responsable du programme de doctorat en éducation, à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Sherbrooke. Mmes Fatima Bousadra et Nancy Dumais sont, respectivement, étudiante au doctorat et professeure à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Sherbrooke.

Source de l'article : http://www.mels.gouv.qc.ca/sections/viepedagogique/159/index.asp?page=dossierA_2

Références bibliographiques

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BACHELARD, G., La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Librairie philosophique, 2004. (1re édition : 1938).

CONSEIL SUPÉRIEUR DE L’ÉDUCATION. L’appropriation locale de la réforme : un défi à la mesure de l’école secondaire, Avis au ministre de l’Éucation, du Loisir et du Sport, Québec, 2003.

GAUTHIER, C. et M. MELLOUKI. « Agora l’école : virage ou dérapage? », Le Devoir, 23 février 2005.

HASNI, A. et F. BOUSADRA. « Les enseignants de sciences et technologies au Québec face aux nouvelles orientations curriculaires », dans J. LEBEAUME, A. HASNI et I. HALLÉE (dir.), Recherches et expertises pour l’enseignement de la technologie, des sciences et des mathématiques, Bruxelles, De Boeck Université, (sous presse).

HASNI, A., F. BOUSADRA et B. MARCOS. « L’enseignement par projets en sciences et technologies : de quoi parle-t-on et comment justifie-t-on le recours à cette approche? », Nouveaux cahiers de la recherche en éducation, (sous presse).

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION DU QUÉBEC. Rénover notre système d’éducation : dix chantiers prioritaires. Rapport final de la Commission des États généraux sur l’éducation, 1996.

VYGOTSKI, L. Pensée et langage, Paris, La Dispute, 1997. (1re édition : 1934).

1. La terminologie utilisée pour parler de cette approche est très variée : pédagogie du projet, démarche du projet, approche par projets, project-based science, project approach, etc. En considérant que ce texte s’intéresse aux processus d’enseignement et d’apprentissage, nous utilisons l’expression générique d’« enseignement par projets » pour désigner ladite approche.

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